Cession d’un actif circulant à
prix minoré : preuve de l’anormalité
Pour
démontrer l’anormalité d’une cession à bas prix d’un actif circulant,
l’administration doit établir l’existence d’un écart significatif entre la valeur
vénale du bien cédé et son prix de vente mais également l’intention de
l’entreprise d’agir contre son intérêt.
1 S’appauvrir volontairement à
des fins étrangères à son intérêt constitue un acte anormal de gestion. Que
l’appauvrissement résulte d’une cession à prix minoré d’un élément de l’actif
circulant d’une entreprise ou de son actif immobilisé, le Conseil d’Etat retient
la même définition de l’acte anormal de gestion.
La démonstration
de l’anormalité d’un tel appauvrissement relève toutefois de règles
différentes. Le Conseil d’Etat vient en effet de juger, s’agissant d’une
cession d’un actif circulant, qu’il appartient, en règle générale, à
l’administration d’établir les faits sur lesquels elle se fonde pour invoquer
ce caractère anormal.
Les règles
de preuve simplifiées en cas de cession d’un actif immobilisé ne sont pas
transposables
2 Les faits à
l’origine du litige étaient les suivants. Une société exerçant une activité
de marchand de biens avait acquis une villa moyennant un prix
de 2,5 M€ revendue six mois plus tard au prix de 3 M€.
Estimant la
valeur vénale du bien cédé à 4 M€, l’administration a constaté une minoration
du prix de vente constitutive d’un acte anormal de gestion.
La cour
administrative d’appel de Marseille a validé l’analyse de l’administration en
se fondant sur la seule circonstance que le prix de vente était
significativement inférieur à la valeur vénale du bien cédé, sans que la
société n’établisse avoir bénéficié en retour d’une contrepartie (CAA Marseille
19-12-2017 n° 16MA02931).
3 Pour la cour, l’insuffisance
significative de prix fait présumer le caractère anormal de la vente. Elle
transfère ainsi à l’entreprise la charge de la preuve, et ce – comme le relève
le rapporteur public, Romain Victor, dans ses conclusions – même en l’absence
de communauté d’intérêts avec l’acquéreur.
4 Une telle présomption a été
solennellement admise par le Conseil d’Etat, dans sa décision Société Croë
Suisse, s’agissant d’une cession à prix minoré d’un actif immobilisé (CE
plén. 21-12-2018 n° 402006 : voir La Quotidienne du 5 février 2019).
Il a en effet jugé qu’en démontrant l’existence d’un écart significatif entre
la valeur vénale d’un actif immobilisé et son prix de cession, l’administration
établit le caractère anormal de la transaction de façon suffisante. Il
appartient ensuite à l’entreprise de renverser cette présomption en justifiant
que l’appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans son intérêt, soit
que l’entreprise se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à
un tel prix, soit qu’elle en ait tiré une contrepartie.
La démonstration par
l’administration de l’existence d’un acte anormal de gestion en présence d’une
cession à bas prix d’un actif immobilisé se trouve donc facilitée.
La nature
distincte de l’actif immobilisé et de l’actif circulant…
5 La spécificité de l’affaire ayant
donné lieu à l’arrêt du 4 juin 2019 réside dans la nature du bien cédé à un
prix minoré. En l’espèce, l’activité de l’entreprise consiste en l’achat-revente
de biens immobiliers. Il ne s’agit donc pas de la cession d’un élément
de l’actif immobilisé, mais de la cession d’un élément de l’actif circulant. La
question inédite soulevée devant le Conseil d’Etat porte en conséquence sur le
point de savoir si la preuve d’un acte anormal de gestion doit également être
simplifiée pour les cessions à prix minoré d’éléments de l’actif circulant.
À noter La Haute Juridiction a déjà
été saisie d’un litige concernant une cession à prix minoré d’un lot d’un
ensemble immobilier par un marchand de biens (CE 27-2-2019 n° 401938 :
voir La Quotidienne du 12 avril 2019).
Mais l’arrêt de la cour administrative d’appel avait été censuré sur le terrain
de l’inexacte qualification juridique des faits, la société faisant valoir que
ce lot n’avait pas été vendu dans le même état d’achèvement que les autres lots
pris comme termes de comparaison. La question de droit posée par le présent
litige n’avait donc pas été tranchée.
6 Dans ses conclusions, Romain Victor
souligne qu’il y a lieu d’être plus circonspect lorsque l’entreprise se défait
d’un élément de son patrimoine pour un prix minoré qu’en présence d’une cession
à bas prix d’un élément de son stock, qui constitue une opération plus
courante.
À noter Le rapporteur public, Aurélie
Bretonneau, se prononçant sur la portée de la décision Société Croë Suisse,
avait également relevé que « la cession d’un actif immobilisé
ne revêt pas le caractère d’une opération courante, puisqu’elle consiste à se
départir d’un actif initialement destiné à rester durablement dans l’entreprise
et qu’effectuée à mauvais prix elle emporte un appauvrissement
structurel de cette dernière ». Or, la revente à moindre prix par un marchand
de biens d’un élément de l’actif circulant peut s’avérer préférable pour
diverses raisons. Romain Victor rappelle, à cet égard, que la propriété, même
temporaire, d’un immeuble, entraîne d’inévitables dépenses, qu’un immeuble
inoccupé durablement perd de sa valeur sans entretien ni travaux ou encore
qu’une revente tardive est susceptible de faire perdre le bénéfice du droit à
l’exonération des droits de mutation prévue à l’article 1115 du CGI.
… justifie
l’application de règles de preuve divergentes
7 Suivant les conclusions de son
rapporteur public, le Conseil d’Etat refuse de transposer à la cession
d’éléments de l’actif circulant le critère simplificateur de l’acte anormal de
gestion dégagé en cas de cession d’un élément de l’actif immobilisé. Il
maintient donc son ancienne jurisprudence selon laquelle il
incombe à l’administration d’apporter la preuve :
- d’une
part, que l’opération n’a pas été réalisée dans l’intérêt de l’entreprise, c’est-à-dire
l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale du bien cédé et son
prix de vente (critère objectif) ;
- et,
d’autre part, que l’auteur de l’acte a intentionnellement agi contre l’intérêt
de l’entreprise (critère subjectif).
Dans cette
situation, l’administration doit donc démontrer l’intention du cédant de
consentir une libéralité au cessionnaire, à la différence des
cessions d’éléments de l’actif immobilisé pour lesquelles l’administration a
été expressément déchargée de cette preuve par le Conseil d’Etat (CE 6-2-2019
n° 410248).
8 La présente décision précise
la portée de la décision Société Croë Suisse, qui se trouve
cantonnée aux cessions d’éléments de l’actif immobilisé.
Ainsi que
l’explicite Romain Victor, la transposition de la jurisprudence Société Croë
Suisse aux cessions d’éléments de l’actif circulant reviendrait en pratique à
reprocher à l’entreprise de ne pas avoir tiré le maximum de profit que les
circonstances auraient pu lui permettre de réaliser, ce qui constituerait une
atteinte au principe de non-immixtion dans la gestion de l’entreprise. On
relèvera à cet égard que la Haute Juridiction rappelle, dans sa décision, le
principe selon lequel l’administration n’a pas à se prononcer sur l’opportunité
des choix de gestion opérés par une entreprise.
En l’espèce,
la société soutenait que le prix de vente pratiqué lui avait permis de réaliser
à bref délai une marge commerciale de 20 %. Il appartiendra donc à la cour
administrative d’appel de Marseille, dans le cadre du renvoi de cette affaire,
d’apprécier si l’administration apporte, au titre du critère subjectif, des
éléments établissant que la société a intentionnellement agi contre son
intérêt.
CE 8e-3e ch. 4-6-2019
n° 418357
© Editions Francis Lefebvre - La
Quotidienne