jeudi 22 mars 2018

LA VÉRITÉ HISTORIQUE SUR MAI 68

6 mars 2018


Bien entendu, l’évocation de mai 68 est d’abord franco-française et, sans trop y regarder, on pourrait conclure un peu vite que les relations internationales n’ont rien à voir avec ce mouvement libertaire et parisien. Un désordre que beaucoup ont relativisé et parfois réduit à un grand monôme étudiant. « Un psychodrame joué sur scène là où la seule vraie pièce avait déjà été représentée au répertoire » selon le trait fameux de Raymond Aron. Mais, à partir du 13 mai, la crise prend une tournure pré-révolutionnaire et la sensation fugace d’un possible effondrement de l’État se fait jour à la fin du mois. Mai 68 connaît alors un indéniable retentissement mondial.
Un pays qui subit une crise majeure suscite, en général, la curiosité plus ou moins intéressée de ses partenaires. Pendant et après les événements de 68, les gaullistes pointent les ingérences. Dans un ouvrage récent, Eric Branca a relevé la pratique ambigüe des adversaires mais aussi des alliés de la France pendant la crise. Georges Pompidou fait une déclaration en ce sens devant l’Assemblée nationale le 14 mai : « Il y avait encore, et ceci est plus grave, des individus déterminés munis de moyens financiers importants, d’un matériel adapté au combat de rue, dépendant à l’évidence d’une organisation internationale dont je ne crois pas m’aventurer en pensant qu’elle vise non seulement à semer la subversion dans les pays occidentaux, mais à troubler Paris au moment même où notre capitale est devenue le rendez-vous de la paix en Extrême-Orient. »

Alain Peyrefitte précise dans C’était de Gaulle qu’il avait « la certitude de versements faits aux groupuscules révolutionnaires de Paris par l’ambassade de Chine à Berne, par la CIA et par Cuba, sans compter quelques soupçons motivés du côté d’Israël et de la Bulgarie. » Quant à Michel Debré, il écrit dans ses Mémoires publiées en 1993 que « Sur cette ébullition a coulé l’argent de l’étranger, notamment chinois, destiné avant tout à faire pièce aux mouvements soutenus par les Russes. »

La rivalité russo-chinoise

En effet, la rivalité entre Chinois et Soviétiques est sévère. L’affrontement courre jusqu’à la chute de Lin Piao en 1971 et culmine au cours de la guerre sino-soviétique de 1969. Pékin et Moscou cherchent tous deux à exercer une tutelle sur le Viet Cong. À Paris, la mouvance gauchiste, très présente dans le mouvement étudiant, inquiète le PCF et la CGT, fidèles à Moscou. Des personnalités comme Louis Althusser et Jean-Paul Sartre, qui dominent le champ intellectuel, sont séduits par le maoïsme. Alain Geismar est élu à la tête du SNESUP en 1967 « pour une petite révolution culturelle à l’Université ». Le bureau politique du PCF a peur de la contamination étudiante auprès de sa classe ouvrière. Georges Séguy, à la tête de la CGT, dénonce un « mouvement lancé à grand renfort de publicité qui, à nos yeux, n’a pas d’autre objectif que d’entraîner la classe ouvrière dans des aventures en s’appuyant sur le mouvement des étudiants ».

« On oublie souvent que le “mouvement du 22 mars”, né au cours de l’occupation de la tour administrative de la faculté de Nanterre, est d’abord une mobilisation en faveur des activistes interpellés deux jours plus tôt dans le cadre des comités Vietnam national. »

Pour ces derniers, la principale référence internationale de mai 68 se trouve au Vietnam. L’offensive du Têt qui démarre le 31 janvier suscite d’importantes manifestations de soutien le 7 février à Paris. Mais l’opération est un échec militaire pour le Viet Cong.

On oublie souvent que le « mouvement du 22 mars », né au cours de l’occupation de la tour administrative de la faculté de Nanterre, est d’abord une mobilisation en faveur des activistes interpellés deux jours plus tôt dans le cadre des comités Vietnam national (CVN proche des JCR) « pour la victoire du peuple vietnamien contre l’impérialisme américain ». Contrairement à une idée reçue, la question du dortoir des filles fermé aux garçons de Nanterre n’est pas le déclencheur de mai 68. Cet événement a lieu un an plus tôt, en 1967.
Le 20 mars, plusieurs étudiants des CVN sont gardés à vue après la dégradation du siège du groupe American Express. La mobilisation des réseaux étudiants maoïstes en faveur de ces détenus est spontanée. Pourtant, une partie des dirigeants de l’union de la Jeunesse Communiste (UJC maoïste) condamne dans un premier temps les revendications du mouvement de mars 68. En réalité, l’UJC a développé ses propres Comités Vietnam de bases (CVB), pro-chinois et concurrents des CVN trotskystes d’Alain Krivine.

La conférence de Paris, catalyseur de la crise de mai 68

Le 31 mars, Lyndon Johnson change la donne. Il annonce à la télévision son retrait de la course à la Maison-Blanche et une nouvelle suspension des bombardements au Nord-Vietnam. Il propose des négociations diplomatiques de paix après le fiasco de l’offensive du Têt. Le général de Gaulle salue aussitôt « un acte de raison et de courage politique. » Le 3 avril, le gouvernement vietnamien donne son accord de principe mais ne parvient pas à s’entendre sur le lieu des discussions. Le 18 avril, Maurice Couve de Murville propose Paris pour organiser la conférence.
Finalement, le Vietnam affirme, le 3 mai, être prêt à envoyer immédiatement son représentant, le ministre Xuan Thuy, dans la capitale française, « lieu approprié pour des conversations officielles entre les deux parties ». Si les premiers contacts entre le Vietnam et les États-Unis ont lieu à Paris le 10 mai 1968, la séance inaugurale de la conférence de Paris ne s’ouvre que le 13 mai. Les 3, 10 et 13 mai : trois dates majeures dans l’escalade de mai 68.

« L’hostilité aux négociations américano-vietnamiennes de Paris semble accélérer le ralliement décisif de Pékin au mouvement étudiant de la capitale. »
La Chine est fortement opposée à ce que les Vietnamiens négocient après leur déconvenue militaire. Dès le 15 avril, en Chine, La Cause du Peuple signe un article qui dénonce « les supercheries de paix de Johnson ». Le PCC tient à tous prix à ce que les Vietnamiens poursuivent leur offensive au Sud-Vietnam. C’est donc l’hostilité aux négociations américano-vietnamiennes de Paris qui semble accélérer le ralliement décisif de Pékin au mouvement étudiant de la capitale. Le 30 avril, une exposition visant à dévoiler les horreurs du régime nord-vietnamien est vandalisée. Le 1er mai 1968, à l’occasion de la fête du travail, une violente confrontation a lieu entre le service d’ordre de la CGT et les étudiants. Le soir du 3 mai, date de la déclaration vietnamienne en faveur des négociations parisiennes, correspond à la première grande bataille avec les forces de l’ordre dans le quartier latin.
Ce jour-là, Alain Krivine des JCR, Robert Linhart de l’UJC (pro-Chinois) et Alain Geismar se joignent au « mouvement du 22 mars » pour contrer une manifestation d’ « Occident », groupe d’extrême-droite qui soutient l’opération américaine au Vietnam. L’occupation de la Sorbonne qui suit transfère le mouvement de Nanterre à Paris. Mai 68 peut commencer.

Tandis que Moscou se tient en retrait, le PCMLF, rival maoïste du PCF, soutient très officiellement la contestation étudiante. Un tract truffé de citations de Mao Tsé-toung en atteste le 6 mai. À l’autre bout du monde, la Chine poursuit sa « révolution culturelle ». Mao s’appuie sur les étudiants (gardes rouges) pour reprendre le pouvoir à Pékin contre Deng Xiao Ping. À partir du 9 mai, la Chine célèbre bruyamment dans sa capitale la « nouvelle Commune de Paris ». « La clique soviétique est complice de la clique dirigeante française » peuvent lire les diplomates Français dans la presse officielle chinoise. À Paris, la « nuit des barricades » dévaste le quartier latin le 10 mai.

Dans ce contexte, il y a une surenchère de Pékin par rapport à Moscou. Et les Soviétiques se sentent obligés de suivre. La Chine veut faire payer à la France son soutien à l’initiative Johnson et faire pression sur Hanoï. À Pékin, on se prend à rêver d’une crise de régime qui tuerait dans l’œuf les négociations américano-vietnamiennes de Paris.

« Le discours du général de Gaulle et la contre-manifestation des Champs-Elysées du 30 mai mettent fin à l’engrenage. »

Poussés par leur base, Marchais et Waldeck-Rochet sont contraints d’appeler à une grève générale le 13 mai. Le modèle de la révolution culturelle chinoise les bouscule, la situation à Prague les inquiète : le PCF doit reprendre la direction du mouvement social. « Les prétendues manifestations de solidarité avec le prolétariat français organisées par le groupe de Mao-Tsé-Toung ne visent qu’à calomnier le PCF », peut-on lire dans La Pravda.

La manœuvre de récupération semble fonctionner. L’économie française est paralysée par la mobilisation syndicale, laquelle prend le pas sur la coalition gauchiste. Toute la France se trouve alors dans une situation plus classique d’un conflit social de grande ampleur. Le 27 mai, la CGT s’empresse de signer les accords de Grenelle pour mettre fin au mouvement. Mais, en dépit des vastes concessions du gouvernement, les ouvriers refusent de reprendre le travail. Le PCF est d’autant plus écartelé que les caciques du PSU les débordent sur leur gauche le jour même. À Charléty, Mendès-France se met en scène. Mitterrand se déclare « candidat » le 28. C’est finalement le discours du général de Gaulle et la contre-manifestation des Champs-Elysées du 30 mai qui mettent fin à l’engrenage.

Rendez-vous ratés avec l’histoire

Bien plus que Luther King (assassiné le 4 avril 68) ou Che Guevara (mort en octobre 67), le héros international de mai 68 est surtout Mao. Les étudiants qui croyaient manifester initialement pour la paix au Vietnam ne réalisent pas qu’ils sont poussés par la diplomatie chinoise, cette dernière étant farouchement opposée à l’arrêt de l’offensive vietnamienne et aux négociations de Paris. Faire du Vietnam le principal enjeu de mai 68 serait très exagéré. Les revendications sexuelles et libertaires prennent très vite le dessus. À Nanterre, « Dany » est davantage préoccupé par les filles que par le sort de Saïgon ou les droits civiques aux États-Unis. Mais le Vietnam est indéniablement le détonateur.
Autre rendez-vous manqué avec l’histoire : mai 68 snobe les mouvements d’Europe de l’Est. Début mars, les étudiants polonais se révoltent à Varsovie. Ils envient l’évolution menée à Prague où depuis deux mois Alexandre Dubcek entame une profonde réforme du parti communiste tchécoslovaque. Deux mouvements jugés contre-révolutionnaires à Paris. Les étudiants parisiens ignorent superbement les révoltes d’Europe de l’Est.

« Je ne me souviens pas d’une seule allusion au printemps de Prague et encore moins à l’insurrection polonaise dans tous nos débats radicaux sérieux », confie le grand historien britannique Tony Judt, alors en déplacement à Paris depuis Cambridge pour participer aux événements. « C’est à Prague et à Varsovie, en ces mois d’été de 1968, que le marxisme a lui-même mordu la poussière. Ce sont les étudiants révoltés d’Europe centrale qui ont continué à saper, à discréditer et à renverser non pas seulement une paire de régime communistes délabrés, mais l’idée même du communisme. Si nous nous étions souciés un peu plus du sort des idées que nous agitions si facilement, nous aurions pu accorder plus d’attention aux actes et aux opinions de ceux qui avaient grandi dans leur ombre. »

« La politique étrangère du général de Gaulle, très critique vis-à-vis des États-Unis, peut expliquer pourquoi le Vietnam est le grand oublié de la légende “mai 68”. »
Ce mouvement de révolte à Prague, qui fait une centaine de mort et plusieurs centaines de blessés en août, est ignoré. Pire, il est écarté au motif que les revendications de liberté politique seraient des revendications bourgeoises.

De Gaulle pour la paix au Vietnam

La politique étrangère du général de Gaulle, très critique vis-à-vis des États-Unis, peut expliquer pourquoi le Vietnam est le grand oublié de la légende « mai 68 ». La reconnaissance par la France, dès 1964, de la Chine de Mao et le retrait des troupes américaines de l’OTAN en 1966 contribuent indirectement à donner à la colère étudiante une tonalité plus sociétale qu’internationale. Le ministre de la culture, André Malraux n’est-il pas un ancien militant de la cause anti-coloniale et de Gaulle n’a-t-il pas renoncé à l’Algérie française ?
La figure insolente de Daniel Cohn-Bendit, malgré son expulsion fin mai vers l’Allemagne, prend l’ascendant sur Alain Geismar et Serge July. Le mouvement du 22 mars se distingue par sa tendance anarchiste et bouffonne. Petit-bourgeoise disent les Maoïstes. De Gaulle s’est prononcé contre la guerre au Vietnam et a privé ses opposants anti-colonialistes d’un argument révolutionnaire et subversif. C’est pour cette raison que Paris est choisi pour des discussions de paix entre Américains et Vietnamiens. Ironie de l’histoire, c’est l’action de la France pour la paix au Vietnam qui enflamme mai 68.

Les fruits pourris du maoïsme

Jean-Claude Milner, jeune linguiste maoïste qui revient des États-Unis auprès de Noam Chomsky, est spectateur de la révolte qui se déroule pourtant au bas de chez lui. Après avoir observé les révoltes étudiantes américaines de Berkeley et de Columbia, il n’attend plus rien en France. Il pense que la révolte ne peut être qu’ouvrière ou paysanne, sur le modèle marxiste-léniniste de la longue marche chinoise de Mao. Une révolte étudiante ne peut être qu’une révolte bourgeoise et libérale.

« Mai 68 est une révolution culturelle réussie mais une révolution politique et diplomatique ratée. »

À la fin de l’été 1968, quand la future « Gauche prolétarienne », mouvement de jeunes normaliens fondé autour de Benny Lévy, veut entrer dans les usines, la jonction entre ouvriers et intellectuels ne se fait pas. En août, Geismar et July sont reçus en triomphe à Cuba mais les portes des usines françaises se ferment. Beaucoup d’étudiants partent en vacances. Dans les années suivantes, un certain nombre de jeunes maoïstes veulent conjurer l’échec de 68 et devenir ouvriers pour faire la révolution de l’intérieur. En vain.

Mai 68 est une révolution culturelle réussie mais une révolution politique et diplomatique ratée. La conférence de Paris se poursuit et débouche le 27 janvier 1973 sur des accords de paix. Incapables de comprendre les vrais enjeux de la guerre froide comme la conférence de Paris, les étudiants ont préféré ignorer ce qui se passait à l’extérieur de leurs frontières mentales. Ils ont brandi le petit livre rouge de Mao et vanté des purges dont ils ignoraient l’horreur et la terreur. L’anarchisme a toujours été plus fort que le marxisme en France. Et c’est pourquoi le modèle de la révolution culturelle maoïste a pu séduire : rejet du passé, des professeurs et de la transmission intellectuelle.

 Jadis modèle des révolutionnaires du monde entier, Paris s’est souvent contentée de plagier Pékin en 68. Cinquante ans plus tard, elle en paye encore le prix.