6 mars 2018
Bien entendu,
l’évocation de mai 68 est d’abord franco-française et, sans trop
y regarder, on pourrait conclure un peu vite que les relations internationales
n’ont rien à voir avec ce mouvement libertaire et parisien. Un désordre que
beaucoup ont relativisé et parfois réduit à un grand monôme étudiant. « Un
psychodrame joué sur scène là où la seule vraie pièce avait déjà été représentée
au répertoire » selon le trait fameux de Raymond Aron. Mais, à partir du 13 mai, la
crise prend une tournure pré-révolutionnaire et la sensation fugace d’un
possible effondrement de l’État se fait jour à la fin du
mois. Mai 68 connaît alors un indéniable retentissement mondial.
Un pays qui subit
une crise majeure suscite, en général, la curiosité plus ou moins intéressée de
ses partenaires. Pendant et après les événements de 68, les gaullistes
pointent les ingérences. Dans un ouvrage récent, Eric Branca a relevé la
pratique ambigüe des adversaires mais aussi des alliés de la France
pendant la crise. Georges Pompidou fait une déclaration en ce
sens devant l’Assemblée nationale le 14 mai : « Il y avait
encore, et ceci est plus grave, des individus déterminés munis de moyens financiers
importants, d’un matériel adapté au combat de rue, dépendant à l’évidence d’une
organisation internationale dont je ne crois pas m’aventurer en pensant qu’elle
vise non seulement à semer la subversion dans les pays occidentaux, mais à
troubler Paris au moment même où notre capitale est devenue le rendez-vous de
la paix en Extrême-Orient. »
Alain Peyrefitte
précise dans C’était de Gaulle qu’il avait « la certitude
de versements faits aux groupuscules révolutionnaires de Paris par l’ambassade
de Chine à Berne, par la CIA et par Cuba, sans compter quelques soupçons
motivés du côté d’Israël et de la Bulgarie. » Quant à Michel Debré, il
écrit dans ses Mémoires publiées en 1993 que « Sur cette
ébullition a coulé l’argent de l’étranger, notamment chinois, destiné avant
tout à faire pièce aux mouvements soutenus par les Russes. »
La rivalité
russo-chinoise
En effet, la
rivalité entre Chinois et Soviétiques est sévère. L’affrontement courre jusqu’à
la chute de Lin Piao en 1971 et culmine au cours de la guerre sino-soviétique
de 1969. Pékin et Moscou cherchent tous deux à exercer une tutelle sur le Viet
Cong. À Paris, la mouvance gauchiste, très présente dans le mouvement étudiant,
inquiète le PCF et la CGT, fidèles à Moscou. Des personnalités comme Louis Althusser et Jean-Paul Sartre, qui dominent le champ intellectuel,
sont séduits par le maoïsme. Alain Geismar est élu à la tête du SNESUP en 1967
« pour une petite révolution culturelle à l’Université ». Le bureau
politique du PCF a peur de la contamination étudiante auprès de sa classe
ouvrière. Georges Séguy, à la tête de la CGT, dénonce un « mouvement lancé
à grand renfort de publicité qui, à nos yeux, n’a pas d’autre objectif que
d’entraîner la classe ouvrière dans des aventures en s’appuyant sur le
mouvement des étudiants ».
« On oublie
souvent que le “mouvement du 22 mars”, né au cours de l’occupation de la tour
administrative de la faculté de Nanterre, est d’abord une mobilisation en
faveur des activistes interpellés deux jours plus tôt dans le cadre des
comités Vietnam national. »
Pour ces derniers,
la principale référence internationale de mai 68 se
trouve au Vietnam. L’offensive du Têt qui démarre le 31 janvier suscite
d’importantes manifestations de soutien le 7 février à Paris. Mais l’opération
est un échec militaire pour le Viet Cong.
On oublie souvent
que le « mouvement du 22 mars », né au cours de l’occupation de la
tour administrative de la faculté de Nanterre, est d’abord une mobilisation en
faveur des activistes interpellés deux jours plus tôt dans le cadre des
comités Vietnam national (CVN proche des JCR) « pour la victoire du peuple
vietnamien contre l’impérialisme américain ». Contrairement à une idée
reçue, la question du dortoir des filles fermé aux garçons de Nanterre n’est
pas le déclencheur de mai 68. Cet événement a lieu un an plus tôt, en
1967.
Le 20 mars,
plusieurs étudiants des CVN sont gardés à vue après la dégradation du siège du
groupe American Express. La mobilisation des réseaux étudiants maoïstes en
faveur de ces détenus est spontanée. Pourtant, une partie des dirigeants de
l’union de la Jeunesse Communiste (UJC maoïste) condamne dans un premier temps
les revendications du mouvement de mars 68. En réalité, l’UJC a développé
ses propres Comités Vietnam de bases (CVB), pro-chinois et concurrents des CVN
trotskystes d’Alain Krivine.
La conférence de
Paris, catalyseur de la crise de mai 68
Le 31 mars, Lyndon
Johnson change la donne. Il annonce à la télévision son retrait de la
course à la Maison-Blanche et une nouvelle suspension des bombardements au
Nord-Vietnam. Il propose des négociations diplomatiques de paix après le fiasco
de l’offensive du Têt. Le général de Gaulle salue aussitôt « un acte
de raison et de courage politique. » Le 3 avril, le gouvernement
vietnamien donne son accord de principe mais ne parvient pas à s’entendre sur
le lieu des discussions. Le 18 avril, Maurice Couve de Murville propose Paris pour
organiser la conférence.
Finalement, le
Vietnam affirme, le 3 mai, être prêt à envoyer immédiatement son
représentant, le ministre Xuan Thuy, dans la capitale française, « lieu
approprié pour des conversations officielles entre les deux parties ». Si
les premiers contacts entre le Vietnam et les États-Unis ont lieu à Paris le
10 mai 1968, la séance inaugurale de la conférence de Paris ne
s’ouvre que le 13 mai. Les 3, 10 et 13 mai : trois dates majeures
dans l’escalade de mai 68.
« L’hostilité
aux négociations américano-vietnamiennes de Paris semble accélérer le
ralliement décisif de Pékin au mouvement étudiant de la capitale. »
La Chine est
fortement opposée à ce que les Vietnamiens négocient après leur déconvenue
militaire. Dès le 15 avril, en Chine, La Cause du Peuple signe un
article qui dénonce « les supercheries de paix de Johnson ». Le
PCC tient à tous prix à ce que les Vietnamiens poursuivent leur offensive au Sud-Vietnam.
C’est donc l’hostilité aux négociations américano-vietnamiennes de Paris qui
semble accélérer le ralliement décisif de Pékin au mouvement étudiant de la
capitale. Le 30 avril, une exposition visant à dévoiler les horreurs du régime
nord-vietnamien est vandalisée. Le 1er mai 1968, à l’occasion de la
fête du travail, une violente confrontation a lieu entre le service d’ordre de
la CGT et les étudiants. Le soir du 3 mai, date de la déclaration
vietnamienne en faveur des négociations parisiennes, correspond à la première
grande bataille avec les forces de l’ordre dans le quartier latin.
Ce jour-là, Alain
Krivine des JCR, Robert Linhart de l’UJC (pro-Chinois) et Alain Geismar se
joignent au « mouvement du 22 mars » pour contrer une manifestation
d’ « Occident », groupe d’extrême-droite qui soutient l’opération
américaine au Vietnam. L’occupation de la Sorbonne qui suit transfère le
mouvement de Nanterre à Paris. Mai 68 peut commencer.
Tandis que Moscou
se tient en retrait, le PCMLF, rival maoïste du PCF, soutient très officiellement
la contestation étudiante. Un tract truffé de citations de Mao Tsé-toung en
atteste le 6 mai. À l’autre bout du monde, la Chine poursuit sa
« révolution culturelle ». Mao s’appuie sur les étudiants (gardes
rouges) pour reprendre le pouvoir à Pékin contre Deng Xiao Ping. À partir du
9 mai, la Chine célèbre bruyamment dans sa capitale la « nouvelle
Commune de Paris ». « La clique soviétique est complice de la clique
dirigeante française » peuvent lire les diplomates Français dans la presse
officielle chinoise. À Paris, la « nuit des barricades » dévaste le
quartier latin le 10 mai.
Dans ce
contexte, il y a une surenchère de Pékin par rapport à Moscou. Et les
Soviétiques se sentent obligés de suivre. La Chine veut faire payer à la France
son soutien à l’initiative Johnson et faire pression sur Hanoï. À Pékin, on se
prend à rêver d’une crise de régime qui tuerait dans l’œuf les négociations
américano-vietnamiennes de Paris.
« Le discours
du général de Gaulle et la contre-manifestation des Champs-Elysées du 30 mai
mettent fin à l’engrenage. »
Poussés par leur
base, Marchais et Waldeck-Rochet sont contraints d’appeler à une grève générale
le 13 mai. Le modèle de la révolution culturelle chinoise les bouscule, la
situation à Prague les inquiète : le PCF doit reprendre la direction du
mouvement social. « Les prétendues manifestations de solidarité avec le
prolétariat français organisées par le groupe de Mao-Tsé-Toung ne visent qu’à
calomnier le PCF », peut-on lire dans La Pravda.
La manœuvre de
récupération semble fonctionner. L’économie française est paralysée par la
mobilisation syndicale, laquelle prend le pas sur la coalition gauchiste. Toute
la France se trouve alors dans une situation plus classique d’un conflit social
de grande ampleur. Le 27 mai, la CGT s’empresse de signer les accords de
Grenelle pour mettre fin au mouvement. Mais, en dépit des vastes concessions du
gouvernement, les ouvriers refusent de reprendre le travail. Le PCF est
d’autant plus écartelé que les caciques du PSU les débordent sur leur gauche le
jour même. À Charléty, Mendès-France se met en scène. Mitterrand se déclare
« candidat » le 28. C’est finalement le discours du général de Gaulle
et la contre-manifestation des Champs-Elysées du 30 mai qui mettent
fin à l’engrenage.
Rendez-vous ratés
avec l’histoire
Bien plus que Luther King (assassiné le 4 avril 68) ou
Che Guevara (mort en octobre 67), le héros international
de mai 68 est surtout Mao. Les étudiants qui croyaient
manifester initialement pour la paix au Vietnam ne réalisent pas qu’ils sont
poussés par la diplomatie chinoise, cette dernière étant farouchement opposée à
l’arrêt de l’offensive vietnamienne et aux négociations de Paris. Faire du
Vietnam le principal enjeu de mai 68 serait très exagéré. Les
revendications sexuelles et libertaires prennent très vite le dessus. À Nanterre,
« Dany » est davantage préoccupé par les filles que par le sort de
Saïgon ou les droits civiques aux États-Unis. Mais le Vietnam est
indéniablement le détonateur.
Autre rendez-vous
manqué avec l’histoire : mai 68 snobe les mouvements d’Europe de l’Est. Début
mars, les étudiants polonais se révoltent à Varsovie. Ils envient l’évolution
menée à Prague où depuis deux mois Alexandre Dubcek entame une profonde réforme
du parti communiste tchécoslovaque. Deux mouvements jugés
contre-révolutionnaires à Paris. Les étudiants parisiens ignorent superbement
les révoltes d’Europe de l’Est.
« Je ne me
souviens pas d’une seule allusion au printemps de Prague et encore moins à
l’insurrection polonaise dans tous nos débats radicaux sérieux », confie
le grand historien britannique Tony Judt, alors en déplacement à Paris depuis
Cambridge pour participer aux événements. « C’est à Prague et à Varsovie,
en ces mois d’été de 1968, que le marxisme a lui-même mordu la poussière. Ce
sont les étudiants révoltés d’Europe centrale qui ont continué à saper, à
discréditer et à renverser non pas seulement une paire de régime communistes
délabrés, mais l’idée même du communisme. Si nous nous étions souciés un peu
plus du sort des idées que nous agitions si facilement, nous aurions pu accorder
plus d’attention aux actes et aux opinions de ceux qui avaient grandi dans leur
ombre. »
« La politique
étrangère du général de Gaulle, très critique vis-à-vis des États-Unis, peut
expliquer pourquoi le Vietnam est le grand oublié de la légende “mai
68”. »
Ce mouvement de
révolte à Prague, qui fait une centaine de mort et plusieurs centaines de
blessés en août, est ignoré. Pire, il est écarté au motif que les
revendications de liberté politique seraient des revendications bourgeoises.
De Gaulle pour la
paix au Vietnam
La politique
étrangère du général de Gaulle, très critique vis-à-vis des États-Unis, peut
expliquer pourquoi le Vietnam est le grand oublié de la légende « mai
68 ». La reconnaissance par la France, dès 1964, de la Chine de Mao et le
retrait des troupes américaines de l’OTAN en 1966 contribuent indirectement à
donner à la colère étudiante une tonalité plus sociétale qu’internationale. Le
ministre de la culture, André Malraux n’est-il pas un ancien militant de la
cause anti-coloniale et de Gaulle n’a-t-il pas renoncé à l’Algérie française ?
La figure insolente
de Daniel Cohn-Bendit, malgré son expulsion fin mai vers l’Allemagne,
prend l’ascendant sur Alain Geismar et Serge July. Le mouvement du 22 mars se
distingue par sa tendance anarchiste et bouffonne. Petit-bourgeoise disent les
Maoïstes. De Gaulle s’est prononcé contre la guerre au Vietnam et a privé ses
opposants anti-colonialistes d’un argument révolutionnaire et subversif. C’est
pour cette raison que Paris est choisi pour des discussions de paix entre
Américains et Vietnamiens. Ironie de l’histoire, c’est l’action de la France
pour la paix au Vietnam qui enflamme mai 68.
Les fruits pourris
du maoïsme
Jean-Claude Milner,
jeune linguiste maoïste qui revient des États-Unis auprès de Noam Chomsky, est
spectateur de la révolte qui se déroule pourtant au bas de chez lui. Après
avoir observé les révoltes étudiantes américaines de Berkeley et de Columbia,
il n’attend plus rien en France. Il pense que la révolte ne peut être
qu’ouvrière ou paysanne, sur le modèle marxiste-léniniste de la longue marche
chinoise de Mao. Une révolte étudiante ne peut être qu’une révolte bourgeoise
et libérale.
« Mai 68 est
une révolution culturelle réussie mais une révolution politique et diplomatique
ratée. »
À la fin de l’été
1968, quand la future « Gauche prolétarienne », mouvement de jeunes
normaliens fondé autour de Benny Lévy, veut entrer dans les usines, la jonction
entre ouvriers et intellectuels ne se fait pas. En août, Geismar et July sont
reçus en triomphe à Cuba mais les portes des usines françaises se ferment.
Beaucoup d’étudiants partent en vacances. Dans les années suivantes, un certain
nombre de jeunes maoïstes veulent conjurer l’échec de 68 et devenir
ouvriers pour faire la révolution de l’intérieur. En vain.
Mai 68 est
une révolution culturelle réussie mais une révolution politique et diplomatique
ratée. La conférence de Paris se poursuit et débouche le 27 janvier 1973 sur
des accords de paix. Incapables de comprendre les vrais enjeux de la guerre froide
comme la conférence de Paris, les étudiants ont préféré ignorer ce qui se
passait à l’extérieur de leurs frontières mentales. Ils ont brandi le petit
livre rouge de Mao et vanté des purges dont ils ignoraient l’horreur et la
terreur. L’anarchisme a toujours été plus fort que le marxisme en France. Et
c’est pourquoi le modèle de la révolution culturelle maoïste a pu séduire :
rejet du passé, des professeurs et de la transmission intellectuelle.
Jadis
modèle des révolutionnaires du monde entier, Paris s’est souvent contentée de
plagier Pékin en 68. Cinquante ans plus tard, elle en paye encore le prix.